Dans cette conversation avec Juliette Rufin j’explique mon expérience du Moi-Peau dans l’approche des problèmes de somatisations.

 

Juliette Rufin : On peut commencer par le thème de la peau, selon vous quelle est sa fonction principale pour une personne ?

 

Joël Pacoret : J’ai réfléchi à séparer, peau, Moi-peau, et psyché, pour clarifier. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à dire de la fonction première de la peau du côté de l’embryogénèse. La peau est le feuillet qui devient l’appareil neurologique, qui aura donc une fonction très différente en fonction des données génétiques de l’individu. C’est un organe différencié, autonome comme pourrait l’être le rein ou le poumon et qui intervient dans la construction psychique. Mais avec cette particularité que c’est un organe visible. On est dans le registre du fonctionnement biologique, on ne peut pas du tout le limiter à quelque chose de psychique. Et en même temps, c’est un organe qui forme une enveloppe avec un impact et une interaction évidents dans le fonctionnement psychique de l’individu. C’est pour comprendre et traiter ces interactions réciproques qu’on va s’interroger sur les fonctions psychiques de la peau et qu’on va utiliser le concept du Moi-Peau.

 

 J. R. : Alors vous avez parlé d’impact sur la vie psychique, quel impact peut avoir la peau au niveau de l’appareil psychique ?

 

J.P. : Je vais essayer de vous livrer mon expérience de la pensée psychologique sur la peau. Quel impact peut avoir la peau sur la psyché ? On va redéployer un petit peu votre question notamment autour du concept avec lequel je travaille beaucoup, celui d’Anzieu, le Moi-peau. La peau c’est donc l’organe qui va accompagner complètement le développement psychologique. C’est l’organe de l’enveloppe, du contact avec les autres, et aussi de la séparation, de ce qui fait la limite du corps. Il est doué d’autoréflexivité, c’est à dire que c’est le seul organe avec lequel on peut se toucher à deux endroits. Ce sera fondamental dans les premières interactions parent-bébé.

 

Et en même temps, c’est un organe visible qui peut être porteur de marques en particulier dans l’eczéma et le psoriasis. Si vous avez une maladie d’un organe non visible, je ne le sais pas forcément. Si vous avez une maladie de la peau qui touche une autre partie de votre corps que vous montrez régulièrement, je vais le savoir. Ce qu’il y a de particulier, c’est que la peau exprime des choses, pour son propre compte, c’est-à-dire que certaines fois, on en reparlera, on sait pas très bien sur le plan psychique ce que ça vient faire là. Mais il se passe quelque chose qui va se voir, qui va donc interroger l’individu, puis qui va interroger aussi l’autre. Donc l’impact est là (je résumé beaucoup et mais disons que c’est pour vous donner une idée).

 

La peau va avoir un impact dans les deux sens : elle va à la fois exprimer quelque chose de l’individu, malgré lui, qu’il le veuille ou non et en même temps elle sert aussi d’organe de contact qui va permettre la relation à l’autre.

 

Donc c’est un organe qui a sa propre vie, qui existe pour son propre compte, mais qui est visible. Et c’est un organe avec lequel je vais entrer en contact avec l’autre, parce qu’on se sert la main, parce qu’on se fait la bise, parce qu’on a des rapports plus intimes, dans le début du développement ou après dans la vie d’adulte.

 

 Voilà une idée de l’impact de la peau et des premières interactions peau-psyché.

 

 J. R. : J’ai deux questions qui me viennent à partir de ce que vous me dites : puisque c’est visible, ça permettrait de faire remonter à la surface quelque chose de la vie interne du sujet ?

 

J. P. : Il y a quelque chose comme ça. Par exemple, on rougit plus ou moins, ou on transpire plus ou moins dans certaines situations émotionnelles ou de stress. J’ai peur ou honte, je suis surpris ou je rougis, ma peau sécrète de la sueur. C’est visible et ça vient de l’intérieur. Les réactions endocriniennes font remonter ça sur la peau qui exprime des émotions que l’individu n’avait pas forcément envie de manifester. Il y a la notion que ça vient de l’intérieur, d’un endroit caché sans que l’individu le souhaite. Ça introduit au concept d’inconscient, à quelque chose qui n’est pas voulu et souhaité et consciemment.

 

 J. R. : Et ma deuxième question par rapport à la peau, c’est celle du contact avec les autres. Quelle implication a la peau dans cette relation de l’individu avec l’autre ?

 

 J. P. : Ça dépend du moment de la vie… Elle intervient dès la naissance, qu’on le veuille ou pas. C’est un organe qui va être en relation avec l’autre. Les soins maternels, le bain, le contact des vêtements, le chaud, le froid, la peau va être continuellement stimulée dans la vie avec l’autre. Pour le bébé, le contact participe de la construction psychique.

 

Ensuite, pour les enfants, c’est quelque chose qui se voit donc qui influence leur relation à l’autre : les autres peuvent savoir ça sur eux, donc ça intervient de manière manifeste.

 

D’autre part, lorsque la peau est malade, qu’elle exprime quelque chose ou pas, elle intervient dans la vie de l’adulte, tout le temps, dans la vie intime comme dans les relations de tous les jours. Il y a la question de l’image, au sens le plus simple du terme, l’image qu’on donne à voir. La peau intervient manifestement en s’interposant, littéralement, entre moi et l’autre.

 

Il y a aussi de l’image qu’on a de son corps, l’image de soi dans laquelle la peau intervient manifestement. Cet organe qui est collé sur le corps produit des effets sur l’imaginaire et dans l’interrelation qu’on a avec l’autre.

 

La peau est quelque chose de mon corps qui s’exprime et qui interfère dans la relation à l’autre.

 

 J. R. : Est-ce la peau a aussi une fonction de réception ? Parce que c’est elle qui est en contact direct avec l’extérieur, l’autre ou simplement l’environnement du sujet.

 

 J. P. : La peau comme récepteur du contact avec autrui, c’est sûr. C’est expliqué et démontré dans le concept du Moi-peau et par la question du holding chez Winnicott. Les soins apportés à l’enfant produisent des stimulations reçues par la peau qui s’emmagasinent dans le corps. Donc en terme de psychologie du développement c’est un fait, la fonction de l’organe récepteur sensoriel qu’est la peau intervient comme les autres sens. C’est une réponse de la peau qui a reçu une perception auditive, visuelle, olfactive…

 

La peau peut aussi parfois développer des choses d’elle même, pour des raisons biologiques d’allergie par exemple. Je n’ai pas la notion de la peau au sens purement organique comme ayant une vie psychique autonome. C’est-à-dire comme si la peau pouvait d’elle même répondre à quelque chose.

 

La peau exprime parfois quelque chose qu’on ne sait pas encore, une relation qui se passe mal en particulier. La personne va d’abord avoir des signaux de sa peau, et se rendre compte après qu’il y avait quelque chose de psychique en cours.

 

La peau peut être en avance, pas forcément dans la même chronologie, le même tempo, elle peut par exemple lâcher prise après. Des patients déclenchent un psoriasis, après une rupture douloureuse. Ou au contraire, la peau tient, ne pose pas de problème. Ils souffrent, ils tiennent dans une situation de stress d’inquiétude majeure. Et lorsque la situation s’arrête, typiquement un  décès alors la peau décompense. Elle lâche et déclenche une maladie qui peut être très invalidante.

 

Est-ce qu’on peut dire qu’avant la peau recevait, sans réagir ? Est-ce qu’on peut dire que la peau a fait barrière aussi longtemps que possible et puis n’y est plus arrivé ? Il ne me semble pas que ce soit la peau-organe mais déjà la peau-psychique, le Moi-Peau.

 

C’est pour ça que ce qui est reçu par la peau me semble être traité et utilisé, tout le temps, par la vie psychique. C’est en tout les cas, comme ça que je le conçois. Même si une fois de plus, la peau-organe a son irritabilité, c’est autre chose. Elle reçoit à ce moment là, des données biologiques, au contact physique. Ce n’est pas une réception au sens d’une stimulation qui engendrerait une réponse donc qu’on pourrait en quelque sorte interpréter au sens psychologique.

 

 J.R. : La peau serait une réponse non pas de la stimulation directement mais plutôt de comment l’individu a traité cette stimulation, comment il l’a perçue, comment il l’a élaborée, et ensuite il y a une réaction au niveau cutanée ?

 

 J. P. : Il me semble que c’est comme ça que ça fonctionne. Avec ce schéma il y a quelque chose de l’environnement, psychique ou physique qui arrive au sujet, qui passe par la peau mais pas seulement, et qui peut être en quelque sorte ré-exprimé ou dit par la peau. Mais les circonstances peuvent aussi être internes au psychisme : un mal-être, des difficultés… Alors la peau se manifeste, sans qu’il y ait réellement d’interaction pathologique (circonstances déclenchantes, stress) avec l’extérieur.

 

 J. R. : Tout à l’heure, vous parliez de la théorie du Moi-peau. Est-ce que vous pourriez m’en dire un peu plus sur ce concept ?

 

 J. P. : Ça été l’objet de mon mémoire de fin d’études. J’ai travaillé sur les patients brûlés et développé l’idée des perturbations évidentes du Moi-peau, en raison des atteintes corporelles. Il semblait que l’environnement soignant, formait comme un Moi-peau groupal autour des patients. C’est d’ailleurs une notion que j’ai retrouvé après en psychiatrie, où on essaye de reformer autour des patients morcelés un environnement enveloppant, dans le cadre d’un transfert multiple.

 

Donc le Moi-peau c’est comme ça que je l’ai abordé, avec la peau brûlée, une peau avec des séquelles. Aujourd’hui, je travaille avec des patients ayant, la plupart du temps, des atteintes évolutives voire résolutives. En particulier l’eczéma qui peut être à certains moments infecté, extrêmement invalidant et quelques mois après, être complètement guéri. C’est une atteinte très labile. Pour pouvoir travailler avec ces patients qui arrivent avec une problématique physique et psychique, il faut avoir un peu un concept qui permet un peu d’articuler ça. Le Moi-peau c’est un concept, ce n’est pas un mécanisme en tant que tel. C’est un élément de compréhension et de description, de travail. Un formidable outil pour déplier au plan imaginaire ce qui peut se passer, ce qu’on peut essayer de comprendre en tant que professionnel qui reçoit quelqu’un qui a besoin d’aide ou de conseils.

 

Le patient arrive avec ses difficultés de la peau. Je ne vais pas interroger successivement toutes les fonctions de toutes les enveloppes décrites dans le Moi-Peau. Mais je me suis rendu compte que mes questions exploraient, évaluaient ces fonctions dans ce que le patient amenait. Il y a des fonctions assez « évidentes » et quand on les recherche, on les retrouve toutes plus ou moins les unes après les autres. Le Moi-peau c’est une interface.

 

Je me suis dit que je pouvais vous illustrer ça par l’histoire de deux patientes qui sont arrivées spécifiquement avec des problèmes de peau et de dire à quoi sert le Moi-peau dans mon travail d’écoute. Ça permettra aussi de faire le lien avec votre question sur le stress, comment ce qui n’allait pas pour elles s’est traduit par la peau, s’est somatisé. Je m’en tiendrai à ce en quoi le Moi-peau m’a été utile, m’a aidé à penser.

 

 

Une patiente, Jade a un peu moins de 30 ans et elle est dans une démarche artistique. Elle a fait une école d’art assez prestigieuse mais n’arrive pas à concrétiser sa pratique artistique. C’est une jeune femme qui a intérieurement beaucoup de désirs différents, beaucoup d’enjeux, mais qui n’arrive pas à les rassembler, à les articuler les uns avec les autres. Elle est prise dans des enjeux conflictuels internes et dans quelque chose qui ne lui permet pas d’avancer. Elle arrive avec un eczéma très important, très invalidant, qui marquait beaucoup son visage notamment et en même temps avec une vie amoureuse tout à fait satisfaisante. Ça c’est assez intéressant, parce qu’on parle de l’histoire de la peau comme recharge libidinale, et en réalité les patients avec des affections de peau ont bien souvent une vie tout à fait épanouie.

 

Donc elle arrive chez moi avec une enveloppe qui flambe parce que ça n’arrive pas à se rassembler à l’intérieur d’elle, ça n’arrive pas à être contenu, ça n’arrive pas à faire d’unité de soi. Et ça n’arrive pas non plus complètement à faire de frontière d’individuation avec les autres.

 

Donc en quelque sorte ça ne fonctionne pas comme pare-excitation, c’est-à-dire qu’elle est très sensible à ce qu’on lui dit, à ce qui lui est éventuellement reproché ou par des conseils un peu appuyés que peuvent lui donner ses parents, des amis, son petit-ami.

 

L’intérêt du Moi-peau c’est de pouvoir évaluer ce que la peau, en tant qu’entité psychique, devrait permettre. Et donc de se dire que là, incontestablement, ce n’est pas très contenu, que le pare-excitation ne marche pas bien, que le sentiment d’individuation n’y est pas non plus, mais qu’en revanche ça inscrit beaucoup trop de traces… Pour ne citer que quatre des fonctions psychiques du Moi-peau. C’est-à-dire qu’elle souffre psychiquement et qu’elle en assez de souffrir en plus de son eczéma.

 

Ça ne résume pas le travail avec elle mais ça m’indique des zones de vulnérabilités, des endroits où si je n’étais pas accoutumé du travail avec le Moi-peau, je ne penserais pas que son enveloppe cutanée puisse souffrir des dysfonctionnements de sa vie psychique. Le Moi-peau et ses différentes fonctions me permet de penser un ensemble d’éléments qui sans ça ne serait pas forcément rassemblés en un concept opératoire, clinique. S’il y a bien un concept psychanalytique qui me semble extraordinairement utile c’est le concept du Moi-peau quand on est avec des patients qui ont des problèmes de peau.

 

Avec cette patiente, le travail a consisté petit à petit dans la restauration des fonctions psychiques du Moi-peau, avec bien sûr d’autres connaissances de psychodynamique, de psychologie générale, même des éléments de psychologie cognitive. Mais disons que l’ensemble de ma visée clinique était de l’aider à re-fabriquer un Moi-peau qui fonctionne un petit peu mieux. Ce n’était pas que ça le travail qu’on a fait ensemble, mais c’était notamment ça. Son Moi-peau fonctionne mieux, ce qui lui permet d’être recentrée et contenue en elle-même. Sa manière à elle de le dire ça a été « J’essaye de mettre en forme ». Ça m’a paru quelque chose de l’ordre de fabriquer des enveloppes pour elle même et pour ses enjeux intérieurs. C’est un exemple de l’utilisation thérapeutique du Moi-peau.

 

 

Une autre patiente, Lara est arrivée avec un problème de peau très important dans une relation de couple tout à fait satisfaisante. Pour revenir aux fonctions du Moi-peau, elle se présente avec un pare-excitation qui ne fonctionne pas, trop perméable et un contenant qui fonctionne presque trop bien, trop rigide.

 

Elle a fait une grande école pour respecter des injonctions parentales assez fermes, auxquelles elle s’est tenue, donc ça l’a tenu, ça l’a contenue. Mais elle n’a pas pu se trouver en elle-même, l’individuation de soi, ça n’a pas fonctionné.

 

Elle avait un environnement familial pas simple : une maman malade sur un versant bipolaire, et un père parti. La fonction de l’individuation de soi était vraiment en grande difficulté, la peau s’est inflamée comme pour signaler ces différents dysfonctionnements du Moi-peau. Il y avait aussi quelque chose, inconsciemment évidemment, de l’ordre de continuer de fonctionner comme une peau commune. Il n’était pas possible de laisser là cette maman, avec la détresse et la violence de sa bipolarité ; pas possible de créer un espace qui permette d’être un petit peu soi-même.

 

Le travail psychologique de la peau et donc du Moi-peau, ça a notamment été de re-penser la relation à sa mère, pour lui permettre un peu d’individuation. La peau s’est beaucoup améliorée. Ça n’a pas tout résolu mais ce pour quoi elle venait, ce qui en rajoutait : le fait d’avoir une peau très vilaine et très abimée, ça induisait dans son couple une relation asymétrique. Le fait qu’elle aille mieux de ce point de vue là, elle s’est trouvée elle-même différente, son couple prend une autre tournure et les choses se sont organisées différemment.

 

Le Moi-peau permet dans cette histoire là de proposer une écoute vraiment spécifique de cette question. Ça ne veut pas dire que ce qui ne concerne pas la problématique du Moi-peau, je ne l’entends pas, évidemment. Mais c’est un angle pour soutenir à cet endroit là, dans la relation transférentielle. Parce que pour que tout cela fonctionne, il faut qu’il y ait du transfert qui s’établisse. Le Moi-peau apporte alors un point d’articulation entre le patient et moi.

 

 J. R. : C’était beaucoup plus parlant de fonctionner avec des illustrations cliniques pour pouvoir concrétiser un peu ce qu’était ce concept. On pourrait dire qu’une altération du Moi-peau pourrait entrainer des conséquences au niveau de la peau ?

 

 J. P. : En fait, une altération du Moi-peau, un dysfonctionnement, peut révéler, aggraver, favoriser, faire se déclencher, une vulnérabilité biologique. Dans Les études sur l’hystérie de Freud dans le cas Elisabeth il parle de la « complaisance somatique » : les manifestations hystériques viennent se placer sur un organe vulnérable. Ce n’est pas un état des lieux qui tombe à un moment donné, c’est une construction, puisque le Moi-peau c’est le résultat de la fonction psychique de la peau. Et quand il dysfonctionne, souvent la peau est déjà altérée elle-même.

 

Pour répondre à votre question, ce que je constate c’est que lorsque la peau va mal et qu’après le Moi-peau va mieux, la peau va mieux. Dans ce sens là je connais le chemin.

 

Alors que, si vous améliorez la peau, vous ne supprimez pas forcément la souffrance des patients. Ils peuvent avoir eu des problèmes de peau, ne plus en avoir et venir vous voir parce que ça ne va quand même pas. Une peau hydratée, apaisée, qui n’est plus inflammatoire ne supprime pas des difficultés par exemple relationnelles, narcissiques, de confiance en soi ou des questions qui peuvent être très invalidantes pour les patients. Le Moi-peau accompagne le traitement psychique de la peau, il n’est pas tout le traitement psychique. Je ne travaille pas qu’avec le Moi-peau.

 

J.R. : Et est-ce que du coup pour ces patients qui sont en souffrance, avoir des problèmes de peau ce serait aussi un moyen d’exprimer cette souffrance ?

 

 J. P. : Inconsciemment, oui. On ne peut pas faire l’économie, dans ce cas là, de parler de l’inconscient. Un ulcère de stress c’est un estomac qui souffre, qui se troue parfois donc vraiment, c’est un problème de santé grave. Est-ce que ça « sert à exprimer quelque chose» au patient qui est stressé ? Oui, inconsciemment, ça dit quelque chose, ça signale la souffrance, le stress. Mais quelle est la part de conscient du sujet là dedans? C’est compliqué et au départ l’interprétation n’est que du côté du thérapeute. Petit à petit les choses vont évoluer, la relation avec le thérapeute va soutenir ce mouvement de se demander ce qui le stresse, ce qui ne va pas et qui peut être alimente son ulcère.

 

 J.R. : Mais du coup, est-ce que la peau ou le corps en général expriment des mouvements inconscients, au même titre que le rêve, les actes manqués ou les lapsus, et vont pouvoir nous permettre d’accéder aussi à l’inconscient du patient ?

 

 J. P. : Oui. Mais à mon avis sur un mode beaucoup plus archaïque, initialement moins secondarisé que le rêve ou les actes manqués dont on peut penser quelque chose par soi-même. Et puis c’est une souffrance du corps, ce n’est pas que psychique. Quelque chose qui va se retourner à ce point là contre le patient, ça peut difficilement être élaboré de soi à soi. Il n’y a guère que quelqu’un d’autre qui peut nous aider à nous sortir de ce truc là. Ça reste vraiment plus étranger, ça va plus loin, c’est une attaque du corps contre le corps propre. 

 

 J. R. : Vous parlez d’attaque mais qui attaque ?

 

 J. P. : C’est l’inconscient, dans son registre très archaïque. C’est l’intensité en jeu qui fait que ça « passe » dans le soma. Quand ce n’est vraiment pas dicible, vraiment trop violent.

 

L’embryogénèse puis la naissance induisent une situation de vulnérabilité psycho-physique à l’autre. Dans le développement normal, il y une situation de peau à peau, mais parfois ça ne peut pas se défaire du tout, c’est un danger psychique vital. Ça ne peut pas se décrocher, c’est impensable. La peau s’inflamme, on ne peut pas le mettre en image comme dans le rêve,  en acte comme dans l’acte manqué, on est obligé de faire avec ça. La séparation peut se traduire par un sentiment d’arrachement de la peau. Et la charge pulsionnelle, affective, émotionnelle, passe dans l’organe. C’est ça l’attaque.

 

Dans L’interprétation des rêves, Freud parle de la « mise en figurabilité ». Eh bien là c’est impossible, c’est collé. Donc ça passe dans l’organe cible, là où il y a complaisance somatique, par exemple un terrain atopique. Ce n’est pas tout le monde qui, dans la même situation de stress va déclencher la même somatisation. Ça passe dans un organe qui s’y prête, ce qui va avoir toutes les conséquences qui réalimentent la problématique psychique.

 

Ce qui est intéressant dans le Moi-peau, c’est qu’il fabrique l’espace thérapeutique dans lequel on va pouvoir travailler, pour arriver à faire bouger les choses. Sur le plan conceptuel, il indique des chemins pour ça, où ça va, où ça va se loger, comment je peux repérer où cette charge émotionnelle, affective est passée ? Qu’est-ce que ça a déclenché… ?

 

Bon c’est un peu compliqué.

 

 J. R.  : Non, je comprends… La charge affective c’est comme ce que j’ai compris de la pulsion qui avait un représentant avec des mots et l’affect. La charge affective va aller dans le soma mais il n’y aura pas de représentations de mots. Mais ce qui m’est venu à l’esprit aussi, c’est les maux du corps « M-A-U-X ».  C’est un peu comme si en fait l’individu essayait de mettre des mots ?

 

 J. P. : Oui, il y a quelque chose dans l’individu qui essaye ça. Comme un signal du corps qui indique quelque chose, mais pour que ça puisse être lu, il faut que ce soit interprétable dans le langage. Initialement, c’est quelque chose qui n’est pas représentable en mot et qui vient se signaler dans le corps, se décharger dans le corps. Le Moi-peau déplie ces effets là et permet qu’on le travaille de manière beaucoup plus souple que si c’est simplement interprété linéairement : tel problème de peau, c’est tel conflit. C’est trop court. Il faut pouvoir déplier les choses pour que le patient puisse se mettre à bouger, que ce soit un peu labile. Je dis charge affective, ça pourrait être « stress » dans un autre vocabulaire. Le stress, s’il est trop intense, pas élaborable, ne peut pas être pris en charge par des mots, des images, des actes manqués, va venir sur un organe qui s’y prête.

 

 J. R. : Donc c’est un peu parce que le sujet n’arrive pas à, ou plutôt n’a pas les moyens de pouvoir élaborer psychiquement toutes ses tensions, ses charges affectives, qu’il va décharger tout ça dans le corps ?

 

 J. P. : C’est le sujet, mais le sujet compris son inconscient.

 

L’inconscient ce n’est pas biologique, c’est une façon de comprendre les choses. Donc ça peut être aussi le sujet archaïque, justement le sujet de l’instinct, le sujet qui ressent quelque chose. Ça doit circuler et effectivement ça va aller circuler sur un organe vulnérable.

 

 J. R. : Et l’organe est vulnérable pour des raisons génétiques ?

 

 J. P. : C’est ce qui semble aujourd’hui se dire. On considère les interactions environnementales et le patrimoine génétique comme l’abscisse et l’ordonné d’une surface. Le résultat ne sera pas du tout le même selon la toxicité de l’environnement et la vulnérabilité du corps. Pour les patients dont je m’occupe beaucoup, avec de l’eczéma et du psoriasis, il y a la notion d’une inscription génétique qui ne se déclenche pas forcément.

 

C’est un peu la même chose avec la schizophrénie. Aujourd’hui on pense qu’il y a une vulnérabilité génétique, mais pas seulement. Ça pourrait expliquer qu’il y ait des tableaux très variables qui vont de la schizophrénie, très sévère et chimiorésistante à des états limites schizoïdes qui ne nécessitent parfois qu’une psychothérapie.

 

Pour l’eczéma, certaines personnes ont juste un peu la peau qui tire, parfois la peau qui rougit beaucoup et d’autres qui ont une peau en très mauvais état quelles que soient leurs conditions de vie. Donc oui la question de la vulnérabilité somatique elle est là.

 

J’ajouterais que c’est très important de le dire. Ça déculpabilise de savoir que c’est l’organe qui est défaillant et non vous qui n’êtes pas capable psychiquement. C’est aussi pouvoir se dire « Il y a quelque chose qui m’échape ».

 

 J. R. : Mais c’est l’inconscient qui lui échappe !

 

 J. P. : Ah ça oui, d’accord! Mais l’intérêt de se dire qu’il y a quelque chose qui échappe du côté du biologique ça crée une possibilité de penser autrement. Le sujet pourra se dire « Ah oui mais ça c’est… ». On peut introduire la notion de l’involontaire, de ce qui se passe malgré lui, qu’il voudrait qui soit autrement… Donc des mécanismes, à minima des mécanismes non conscients, que l’on peut travailler différemment. Ce qui vient peut être de leur histoire, voire de leur histoire biologique, ne dépend pas de l’environnement familial mais de l’histoire génétique.

 

 J.R. : Tout à l’heure on parlait de mettre en mot, d’élaboration psychique, ça me fait penser au fonctionnement opératoire et à la question sur le fait que des patients avec une pensée opératoire auraient plus tendance à somatiser que d’autres profils de patients. (Ce fonctionnement décrit une pauvreté de vie fantasmatique, une absence de rêve ou des rêves peu élaborés, un discours factuel sans coloration émotionnelle et affective, une difficulté à ressentir, à reconnaître, à verbaliser l’éprouvé, un surinvestissement de l’agir, du corps au dépit de la vie affective).

 

 J. P. : L’idée d’un fonctionnement opératoire correspond à beaucoup plus que le seul groupe des somatisants. Il est présent chez beaucoup de patients que vous allez rencontrer un peu partout. C’est un mode de pensée qui est renforcé par la manière de vivre actuelle. Ça intervient en quelque sorte comme facteur aggravant d’un problème de somatisation. Dans ma pratique j’utilise le Moi-peau, je fais un travail de réélaboration, de remise en mots, de re-fabrication ou de redéploiement imaginaire. En quelque sorte, je lutte contre des composantes de pensée opératoire qui ne sont pas décrites comme telles.

 

 J. R. : Mais est-ce qu’on ne pourrait pas considérer qu’il y a un « continuum » (comme dit Freud) dans ce fonctionnement opératoire. C’est-à-dire un fonctionnement plus ou moins rigide avec des profils hétérogènes parmi ces patients ?

 

 J. P. : Une des deux patientes présente a minima des difficulté décrites dans la pensée opératoire. Mais elle est tout de même arrivée jusqu’à un cabinet de psychologue libéral de ville, donc avec un fonctionnement très élaboré. L’autre patiente avait un mode de pensée en quelque sorte pas assez opératoire. Le travail a été de re-contenir, de re-individuation, donc plutôt de re-rigidifier un peu un fonctionnement opératoire pour qu’elle s’y retrouve.

 

Vous avez raison si on se dit que c’est plutôt une « tendance à », on la retrouve ou on la recherche selon les cas. Mais la pensée opératoire me semble parfois intervenir comme la conséquence de la situation vécue. Il y a des profils de patients chez lesquels une pensée de type opératoire intervient comme quelque chose qui empêche la mise en mot, l’élaboration. Et c’est intéressant pour eux de le déplier les choses, de pouvoir les travailler, dans une relation de confiance.

 

 J. R. : À partir des deux patientes que vous venez de me décrire c’est un peu comme s’il y avait deux profils qui se dégageaient. Soit un fonctionnement opératoire assez rigide comme si la personne avait construit des barrières pour ne plus se laisser toucher ou que sa conscience soit libérée de tous ces mouvements, soit un profil de patient hypersensible qui va vraiment réagir très fortement, très intensément, à tout ce qui peut se passer dans son environnement, et aussi dans sa vie interne.

 

 J. P. : Je suis assez d’accord. En tout cas, il y a quelque chose de l’ordre des dysfonctionnements du Moi-peau ou bien des modalités d’appropriation de la pensée opératoire chez ces patients. Ces deux « polarités » permettraient de faire évoluer les patients, pour les amener plutôt vers un endroit où ils seront un petit peu mieux, un petit peu plus tranquilles. Ni complètement ni pas assez tenus par leur pensée opératoire, une modalité nuancée.

 

 J. R. : J’en reviens aux maladies de la peau, au rapport entre le psychisme et la peau, ce dont on parlait tout à l’heure, et notamment la somatisation et les mécanismes qui vont faire qu’une activité psychique va avoir un impact sur la peau. Est-ce que vous avez des mécanismes spécifiques pour penser les maladies cutanées ou ça reste dans une pensée psychosomatique plutôt générale ?

 

 J. P. : C’est une pensée psychosomatique générale, à tel point qu’en en discutant avec vous, je me rends compte que les catégories de la pensée opératoire, que je n’utilisais pas, sont pertinentes pour décrire ce que je fais. L’important c’est d’avoir une manière d’imaginer la liaison psychosomatique, les mécanismes psychosomatiques qui ne s’appliquent pas seulement à la peau. Mais je pense que la pensée sur les enveloppes, elle, est spécifique de la peau. Mais est-ce que on peut dire que le Moi-peau c’est une pensée psychosomatique ? C’est une pensée conceptuelle clinique. Elle met en jeu des fantasmes, des représentations qui permettent le travail avec les patients qui sont spécifiques de la peau.

 

Je travaille aussi avec l’image inconsciente du corps qui intervient beaucoup moins dans les problématiques de peau que dans la question des psychoses. Mais là où ça fait une ossature transversale, un corpus théorique à la psychosomatique, c’est quand on remonte à la pulsion donc bien avant Anzieu, Dolto et Marty.

 

 J. R.  : Et quels pourraient être ces points spécifiques ?

 

 J. P. : Peut être que chez les patients souffrant de la peau, en raison de la souffrance de la peau, les ressentis, les fantasmes, les productions imaginaires, liées au vécu corporel sont spécifiques. Par exemple la problématique de l’individuation, chez la jeune femme dont on parlait tout à l’heure, son questionnement autour de la séparation d’avec sa mère, s’est présenté de cette manière là, pour elle, parce que sa peau était irritée. Il y a une spécificité du vécu, de l’imaginaire, des fantasmes, et de toutes les situations d’interrelation, en raison de la maladie de la peau. Ce ne sont pas forcément des fantasmes ou des angoisses que d’autres n’ont pas, mais pour même catégorie, par exemple l’individuation ou l’angoisse de séparation, le vécu corporel n’est pas le même. C’est pour ça que ça a besoin d’être déplié dans le concept du Moi-peau.

 

 J. R. : Mais pourquoi une maladie de la peau plutôt qu’une autre alors que finalement c’est le même organe cible?

 

J. P. : À mon avis pour des raisons dermatologique, génétiques de type de peau. C’est le même organe mais selon l’individu, ce n’est pas la même peau qui développera un psoriasis ou un eczéma. On pourrait aussi se demander dans certains cas de la brûlure « Mais pourquoi la brûlure ? ». Par une formule raccourcie à la Dolto on pourrait répondre « Parce que la peau ».

 

J. R. : Dans mes recherches j’ai vu qu’il y avait une thématique de la séparation, de l’angoisse de séparation, qui revenait dans le discours des patients. Donc finalement n’y aurait-il pas aussi un vécu particulier qui pourrait mener à une maladie cutanée particulière ?

 

 J. P. : Peut-être… Mais pour autant qu’il y ait une peau atopique, une complaisance somatique.

 

 J. R. : Pour en revenir à l’angoisse de séparation, comment l’eczéma va permettre de donner une réponse à cette angoisse ? Il y a une angoisse de séparation et l’eczéma, et les deux vont s’articuler. Comment l’un fait écho à l’autre ? Comment en fait ça va être un moyen pour l’individu de résoudre cette angoisse, d’y faire face ?

 

 J. P. : Ce n’est un ni un moyen de résoudre ni de faire face… Dans tous les cas, au départ, c’est une manifestation inconsciente. C’est ça le problème, c’est que c’est vraiment inconscient. Par exemple, typiquement, à La Roche-Posay quand vous recevez un tout petit, sa maman et l’eczéma (parce que vous recevez tout ça à la fois). Cette inquiétude des parents pour leur enfant déclencherait cette angoisse de séparation de l’enfant ? Qu’est-ce qu’il y a d’autre que de l’inconscient qui déclencherait chez ce tout petit là, qui n’est pas encore dans le langage ?

 

À l’âge adulte, quelque chose qui se déclenche dans le corps, parce que la peau s’y prête va entrer en interaction avec sa psychologie qu’il va d’abord subir.

 

Puis ça peut donner un bénéfice secondaire, ou au contraire des inconvénients, ça peut réalimenter la boucle de l’angoisse de séparation, parce que quand on se sépare, on va plus aller mal…

 

Initialement, l’angoisse de séparation n’est pas forcément dans le sujet, elle est parfois dans l’espace de l’entre-deux. La peau va manifester, signaler plus que solutionner. Alors peut être on va pouvoir en faire quelque chose. Une somatisation c’est un court-circuit, sans mot, qui va directement de l’angoisse de séparation à l’eczéma. Ça ne s’articule pas du tout.

 

Quand tout se passe bien, le développement fait qu’il y a moins d’angoisse, la peau s’améliore et alimente moins l’angoisse. En tout les cas, ça s’arrange de soi-même, on ne voit pas de psy, ça ne prend jamais de dimension psychologique… C’est un des événements de la vie. On dira plus tard « Ah oui quant tu étais petit tu as eu de l’eczéma, pendant quelque mois et puis c’est passé».

 

Ou bien ça va rester comme pour signaler quelque chose dont là le sujet va devoir se saisir, en comprenant qu’il y a quelque chose qui lui échappe…

 

 J. R. : Tout à l’heure on a parlé de la signification symbolique de l’eczéma. Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?

 

 J. P. : J’ai reçu une dame qui était dans une situation de grand conflit intérieur contre sa mère, mais en pleine pensée opératoire, il lui était absolument impossible de penser ça. Et elle m’expliquait « J’ai les mains toutes rouges ». C’était un eczéma « en gant », très sévère comme des pinces de homard… Et moi je me suis dit qu’avec des pinces de homard, elle pourrait éventuellement écrabouiller sa maman et comme ça ce serait terminé. Bien sûr, elle ne pouvait pas entendre ça de cette manière. Je me suis efforcé durant cette unique consultation, d’écouter ses souffrances et conflits intérieurs pour la recentrer sur elle même. Tenter de lui en non-dire quelque chose qui lui permettra de faire un peu de chemin.

 

J’ai eu aussi une histoire avec un jeune de 13-14 ans, qui avait un psoriasis « en gouttes » sur les pieds. Sa maman vient me voir avec lui en me disant « Ça va bien, enfin ça ne s’améliore que quand il part en colonie de vacances ». Je vous laisse réfléchir sur la portée symbolique de ce qui m’a été dit et la manière d’en faire quelque chose… Ces gens venaient principalement pour que je ne leur disent pas qu’il était mieux quant il n’était pas avec son papa et sa maman. Donc je ne leur ait pas dit, même si j’ai laissé un peu entendre au jeune homme que oui, sûrement il y avait quelque chose que son corps comprenait, que dans le temps peut être ça pouvait s’arranger en favorisant toute l’année les activités autonomes.

 

La localisation ou le rythme d’évolution de la maladie peuvent être spectaculaire, symboliquement percutantes et pour autant ne pas donner lieu à compréhension.

 

Donc la signification symbolique de l’eczéma elle est là, parfois trop… Parfois c’est une signification ininterprétable, indéchiffrable qui porte une trace. Dans la description du Moi-peau d’Anzieu, il évoque la question du parchemin, d’une trace originaire, de ce que ça vient écrire.

 

C’est même plus qu’un symbole, c’est une écriture à décoder.